Monday, May 1, 2006

L’opposition en dialogue entre les deux poésies de Beckett

Samuel Beckett, bilingue renommé, a commencé d’écrire en français en forme poétique quelque mois après son arrivé permanent à Paris en octobre 1937. C’était dans le poème qu’il s’est premièrement essayé à écrire dans l’autre langue, et dans le poème que les complexités et la beauté de la langue sont les plus manifestes. Il avait cinq ans quand il a commencé d’apprendre le français à l’école primaire avec Miss Ida Elsner à Foxrock dans son Irlande natal. Il continuait plus sérieusement à Trinity College dans le département des langues romanes et éventuellement, à 22 d’ans, il a reçu la position du lecteur en anglais à l’École Normale Supérieure à Paris. L’apprentissage d’une autre langue pour Beckett commençait comme intérêt académique et littéraire. Il n’a même pas commencé à écrire en anglais pour lui-même quand il faisait ses études supérieures en français à Trinity. Pour lui, l’autre langue était un luxe intellectuel, non pas la contrainte politique qui s’impose sur la plupart des écrivains d’autre langue.

Quand on lui demandait pourquoi il a décidé d’écrire en français, il répondait notoirement que le français était une langue sans style (ou moins stylisée que l’anglais). « I boost the possibility of stylelessness in French, the pure communication », il expliquait à son ami Dr. Hans Rupé en 1937. La communication pure lui laissait la possibilité de travailler avec les mots, non pas avec les expressions apprises ou les automatismes Joycean dont il avait l’inclination à faire. Il ne voulait pas être concerné par la surface des mots. « Is there any reason why that terrible materiality of the word surface should not be capable of being dissolved ? » il a écrit à un ami allemand encore en 1937. La superficialité de la surface apparaissait à Beckett dans sa langue maternelle, qui était contaminée par les expressions qui n’ont rien à voir avec un anglais sensible. L’anglais était sa langue vulgaire et le français son latin. Pour séparer le langage pratique du quotidien et le langage poétique d’écriture, Beckett a simplement appris une autre langue. Pour lui, le français était déjà la langue de la littérature, comme le latin la langue de la bible. Il avait l’intention de « cut away the excess, to strip away the color » dont sa langue maternelle imposait. Il a choisi d’écrire en français pour faire venir en avant le langage même, dans n’importe quelle langue, au moins qu’elle lui permettrait d’écrire sans souci de l’automatisme personnelle. Il voulait la communication pure dans une langue pure. Comme en anglais son écriture s’approche à la langue du dictionnaire, incluant des mots rares bien que juste, en français il se servait du dictionnaire de la quotidienne en addition de celui de Larousse, comme pour lui les deux étaient également étrangers et également purs.

Voici un choix d’artiste comme tout autre : comme choisir entre deux synonymes celui le plus adapté au contexte, écrire en français était une ouverture formelle dont le choix était si intentionnel que le son des mots dans la poésie. Ainsi, l’acte d’écrire dans l’autre langue pour Beckett signifie largement sur le niveau formel, au lieu du niveau biographique. Ce que Beckett a appelé un choix stylistique donc s’analyse dans la même façon qu’un style d’écriture ; si l’intention de l’auteur importe, le critique a ici tout autorité d’analyser ce choix dans le cadre littéraire des choix intentionnels, comme une figure de style en plus.

Alors, le choix d’écrire dans les deux langues doit être aussi intentionnel que d’écrire dans l’autre. Beckett a écrit deux versions de presque toutes ses œuvres. Depuis le milieu des années cinquante, il a fait publier toutes ses œuvres majeures dans les deux langues, et continuait à se traduire jusqu’aux dernières années de sa vie. Ainsi, l’œuvre de Beckett se produisait simultanément dans l’anglais et le français. Il donnait beaucoup de temps et d’anxiété à la traduction de ses œuvres et même déclarait que la traduction n’était pas possible. Cependant, il l’a fait et souvent a eu des résultats plus nettes que dans les versions d’avant. En traduisant, il avait toujours la version chronologiquement première en tête, mais souvent il s’est abandonné à une réécriture assez divergente. Ainsi, ses œuvres acquièrent une double existence dont l’un est aussi important que l’autre. Comme pour le bilingue la langue d’écriture se présente comme figure choisie, l’aspect double des poèmes bilingues aussi signifie sur le niveau formel des schémas poétiques.

En revenant aux poèmes d’origine français, il en a rédigé (ou traduit) certaines en sa langue maternelle. Souvent, il a transfert le style direct qu’il cherchait dans le français à la version anglaise. La comparaison et contraste de ces poèmes bilingues, de double existence, donne l’occasion de réfléchir non pas seulement sur la question de traduction, mais sur la question de ce que c’est un poème ? Est-ce une forme, une image, un événement, ou seulement une suite des mots ? Certains critiques étudient les similarités et les différences des poèmes avec l’intention de trouver le vrai texte, le texte idéal qui est, selon eux, suspendu entre les deux langues. Cependant, ce vrai texte n’est pas écrit ; il est « ailleurs » d’utiliser le terme de Bruno Clément. Ce non-text d’ailleurs n’est ainsi pas même dans le domaine des études des lettres. Alors, au lieu d’imaginer et d’analyser un texte immatériel d’ailleurs, il faut travailler avec les textes présents, qui eux-mêmes suggèrent l’acte du dialogue, échange, et balancement comme celle qui se passe dans la lecture des poèmes bilingues. Cet espace d’entre, défini dans les poèmes par un langage des paires, fait parallèle à l’espace entre les deux langues. La signification ne se présente pas comme idéal imaginaire et socratique dans le vide d’entre, mais dans le basculement de l’un vrai texte à l’autre et dans l’intégralité des deux en la valeur de l’ensemble. Comme deux mots différents qui se présentent comme paire poétique, les poèmes des deux langues font deux moitiés de l’ensemble. La signifiance se trouve dans la relation active entre deux particuliers et non pas dans un lieu statique que l’on nomme entre eux.

Les poèmes guident leur propre lecture. On ne peut pas lire le poème traduit simplement comme un supplément à l’originale, ni les deux comme faux-semblants de l’idéal. En lisant les poèmes pour le texte seul, on trouve souvent les figures de dualité. Même sans regarder les deux ensembles, ces poèmes contiennent des répétitions qui se varient, des syntaxes des paires, des images de basculement, des glissements du double sens, et des dialogues et révisions qui font croire que le but du poète n’est pas de préciser l’idéal stagnant mais de faire vivre le lecteur dans un discours. Dans ce sens, Beckett fait jouer un discours pas seulement entre les mots du poème, mais entre le poème lui-même et sa contrepartie dans l’autre langue. Ce jeu formel est l’ultime dans l’ordre ; voici un parallèle entre la partie – le mot, la version – et l’ensemble – le poème, les deux versions – qui renvoie naturellement sur un niveau métapoétique dont le bilinguisme éclaircie.


Répétition avec une variation : pareil et autre (autre et pareil)

Le premier poème de la collection, elles viennent, introduit clairement en forme et contenu la nécessité du fait qu’un seul sujet a forcément deux côtés opposés qui peuvent coexister, même se remplacer. Les mots autre et pareil dessinent la forme du poème comme basculement entre ces opposés :

"elles viennent
autres et pareilles
avec chacune c’est autre et c’est pareil
avec chacune l’absence d’amour est autre
avec chacune l’absence d’amour est pareille"

"they come
different and the same
with each it is different and the same
with each the absence of love is different
with each the absence of love is the same"

Ce paire opposant est répété trois fois dans le poème, chaque fois dans le même ordre (autre(s) et puis pareil(le)(s)). Cet ordre marque la logique du poème, le mouvement entre l’observation initiale de la différence à la compréhension finale de la similarité. Au début, les expériences (sexuelles dans ce contexte) sont forcément autres les unes aux autres, séparées par un espace de temps. Pourtant, avec le recul de temps et la répétition d’expérience, on se rend compte de la similarité des expériences et de la répétition qui se manifeste dans la vie. C’est avec pareille que finit trois des cinq lignes, le donnant une emphase. Le poème finit avec pareille qui, ainsi, est le mot définitif, la dernière conclusion.

Le mouvement du pluriel vers le singulier fait parallèle à l’ordre répété autre – pareil ; autre est l’invocateur du pluriel (une comparaison entre A et B, dont B est autre) et pareil est invocateur du singulier ou, sinon, au moins une singularité de l’apparence (paraître pareil). Reprenant le dernier mot du poème, pareille, on voit simplement la singularisation du premier mot, déjà féminin, elles. Ces deux mots font partie d’un mouvement plus vaste vers le singulier qui se manifeste ligne par ligne. Les deux premières lignes adressent au pluriel pendant que les trois dernières prennent le singulier. La répétition dans les dernières trois lignes emphase le mot chacune et, plus précisément, le une là-dedans. Il s’explose en la seule voyelle nasale du poème, mis en avant après un c dur. Le une de chacune, féminin singulier, prend lieu de la femme singulière (« avec chaque femme ») pour contraster le elles pluriel de la première ligne. Encore, après la répétition de l’expérience, un fait de recul regroupe les multiples dans un seul cadre, superposant les uns sur les autres pour former la singulière.

Le change du pluriel au singulier, en contexte, ne s’adresse pas qu’à la pluralité et la singularité des femmes, mais à la pluralité des femmes et la singularité de l’absence d’amour avec, l’absence d’amour étant le réfèrent de c’est dans la troisième ligne. Le avec qui commencent les trois dernières lignes implique, dans les lignes en singulier, une relation avec un autre - ici, le protagoniste. Ainsi, la juxtaposition entre les deux premières et trois dernières lignes, en addition de montre le mouvement philosophique entre la pluralité et singularités des femmes et les expériences avec elles, montre l’opposition des autres pluriels (elles) et le protagoniste singulier, sans pronom. Pareil peut, dans ce manière, remplacer le soi et ce qui est pareil à ou près de soi-même. L’opposition et séparation entre l’autrui et le soi, entre le dehors et le dedans, se trouve fréquemment dans les poèmes et d’autres œuvres de Beckett.

Pour se rappeler que la relation entre ces opposés n’est pas une de comparaison pour trouver le meilleur ou d’un parti pris déjà établi (comme dans la relation de l’auteur contre le monde par exemple), mais est plutôt un dialogue entre les deux côtés d’un seul sujet. Il faut seulement examiner des plus près les divisions établies en haut pour voir qu’au deuxième vu, ils traversent librement ces encadrements. Ce décadrement se fait du premier niveau, des mots individus, jusqu’au dernier, la forme du poème entier. Du début à la fin, les deux termes occupent des positions formelles ambivalentes à leur signification. Même qu’autre signifie une différence (ou une différente), le mot se lie avec la similarité. Dans la quatrième ligne, la sonorité d’autre, bien qu’elle ne soit pas exacte, continue l’assonance (à peu près) d’une voyelle et la répétition visuelle de la lettre a (avec, chacune ; et la triade absence, amour, autre). Subséquemment dans la prochaine ligne, pareille se prononce tout à fait autrement. Le mot pareil lui-même présente la différence. Il est à la fois la différence entre les lignes quatre et cinq, le seul mot qui est changé, et aussi la différence dans la ligne cinq (la triade a-a-a devient a-a-p). Pareil, malgré la signification, devient formellement autre. Les légères différences d’orthographe aussi fait des autres du mot pareil, écrit pareilles, pareil, ou pareille. Cet renversement des termes crée un basculement des plus dans le dialogue Beckettien.

Mais un pas plus loin dans le dialogue, pour détourner une conclusion confortablement fixe, on trouve un rapprochement du sens et placement spatial des mots-clefs, mettant la forme et la signification en accord de nouveau. Pendant que le mot pareil (et ses variantes) se trouve toujours, pareillement à la fin des lignes, les trois occurances d’autre se trouve au début (ligne deux), au centre (ligne trois), et à la fin (ligne quatre), différent chaque fois. Tout ça pour dire que cette relation sera toujours plus compliquée que la première ou deuxième regard, et le dialogue entre les deux continuera au-delà de la dernière conclusion.


Ce poème introduit bien l’œuvre poétique bilingue de Beckett puisque, comme la relation entre chaque langue du poème, c’est autre et c’est pareil. Le poème dans l’autre langue est autre, mais autre seulement dans sa relation avec la langue maternelle. Quand on lit les poèmes ensemble, les deux langues sont simultanément autre ; pas seulement celle de la version « traduite », mais aussi celle dont Beckett a employé pour écrire la (chronologiquement) première version. Ensemble, ils sont ainsi toutes les deux autres. Quoique la langue – les mots, les sons, et la grammaire – est autre, les significations sont en général parfaitement pareilles. Sur l’ensemble et même sur les mots individuels, la signification de la langue s’aligne pareillement avec l’autre. Parce qu’il s’agit des deux niveaux – l’ensemble et l’individu – la répétition avec une différence ne s’applique pas seulement dans la comparaison des poèmes mais aussi dans l’étude des poèmes seuls. Les structures qui gouvernent la relation entre les parties d’un poème sont celles qui gouvernent la relation entre les versions linguistiques du poème. Ce basculement entre l’autre et le pareil, par rapport à la langue et la signification, le forme et le contenu, se manifeste dans chaque poème et dans chaque paire des poèmes. Comme la comparaison entre les significations des mots individuels et l’ensemble, celle qui est entre les poèmes individuels et les versions ensemble demande un travail pareil. La lecture du près que l’on donne traditionnellement aux poèmes, incite dans l’œuvre de Beckett une lecture du loin. Chaque texte devient un élément linguistique dans l’ensemble de son œuvre, comme un seul mot dans l’ensemble d’un poème. L’œuvre complète de Samuel Beckett et une œuvre individuelle, un poème par exemple, avec son ensemble et ses mots constituants. Vice-versa, un seul poème a tout son œuvre là-dedans. C’est ainsi que l’on peut étudier les poèmes individuels de Beckett et leurs relations internes pour parler de leurs relations externes avec l’autre langue, l’autre poème, l’autre œuvre.


Les paires poétiques

On voit dans presque tous les poèmes un système des paires toujours présent dont les deux parties forment un unité de sens, comme les deux versions inséparable travaillent sur le même champ de signification. Souvent, il présente les paires comme l’opposé de l’un à l’autre, mais un côté est différent seulement dans son proximité à l’autre. Les paires définissent la portée et l’espace du poème. Elles démarquent les extrémités entre lesquelles le poème se forme et se récite. Les deux poèmes opèrent sur les pairs lexiques, comme les deux versions qui, dans leur forme matérielle spécifique à leurs langues, définissent linguistiquement l’un côté et l’autre de la signification possible. La signification ne peut pas dépasser les extrêmes de la paire, ni inventer un espace lexical entre elle. Ce sont les paires, les deux côtés séparés et matériellement définis par les mots, qui dirigent l’interprétation.

Plus que d’avoir un mot-clef qui se répète et actionne la signification vers un thématique autour d’une seule idée, ces poèmes de Beckett ont un thématique du double. Ils introduisent la paire dans l’utilisation des deux mots qui se font parallèles dans leur construction syntaxique et s’opposent dans leur signification (mais pas forcément comme opposés parfaits).

Déjà dans elles viennent la paire présente est clairement celle d’autre et pareil. Comme dans ce poème, les paires en général sont définies comme tels par la répétition d’une partie d’une phrase ou une clause avec la variation du mot de la paire – en gros, leur position lexique comme objet, sujet, verbe les relie. Par exemple, « c’est autre et c’est pareil » met les paires, quoique opposés, dans des positions linguistiques pareilles. Elles sont aussi indiqués comme tel par un simple et qui les lie. Le poème, je suis ce cours de sable qui glisse démarque bien un vocabulaire des paires, l’interaction entre lesquelles sera examiné ci-dessous.

"je suis ce cours de sable qui glisse
entre le galet et la dune
la pluie d’été pleut sur ma vie
sur moi ma vie qui me fuit me poursuit
et finira le jour de son commencement

cher instant je te vois
dans ce rideau de brume qui recule
où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants
et vivrai le temps d’une porte
qui s’ouvre et se referme"

"my way is in the sand flowing
between the shingle and the dune
the summer rain rains on my life
on me my life harrying fleeing
to its beginning to its end

my peace is there in the receding mist
when I may cease from treading these long shifting thresholds
and live the space of a door
that opens and shuts"

Les paires se présentent différemment : par le simple usage de et ou and, par préposition, par temps de conjugaison, et par position linguistique (« c’est autre et c’est pareil »).

Les paires indiquées par et ou and sont les suivants : le galet – et la dune (the shingle – and the dune) ; (me) fuit (me) poursuit – et finira ; je n’aurai plus – et vivrai (I may cease – and live) ; s’ouvre – et se referme (opens – and shuts). Liées par préposition, on trouve : (sur) ma vie – (sur) moi ; (in the) sand flowing – (in the) receding mist (sable qui glisse – brume qui recule) ; (to its) beginning – (to its) end. Utiliser la même préposition pour deux mots les unit dans l’espace : ils occupent la même position par rapport au sujet ou l’objet ; donc, ils se trouvent ensemble, deux évocations, autres et pareils. Autres paires présentes dans ce poème liées par un temps ou forme verbale : (me) fuit – (me) poursuit (harrying – fleeing) ; (et) finira – (et) vivrai. Et par position linguistique : my way (is) – my peace (is) ; (et finira le) jour (de) – (et vivrai le) temps (d’).

Des onze paires identifiées, sept concernent, soit directement soit métaphoriquement, l’opposition de la vie et la mort : fuit / poursuit (les actions du vivant, ici effectuées par la vie) – finira ; live – cease ; ouvre – referme (la chronologie de la vie ou les yeux d’un être à la naissance et la mort) ; beginning – end ; fuit (la vie fuit comme le temps) – poursuit (la mort poursuit à travers la vie) ; vivrai – finira ; way – peace (way comme chemin de la vie, peace la paix finale).

L’opposition et l’intégralité de la vie et la mort est un thème classique, pas seulement chez Beckett. À la fin, la mortalité est à peu près le seul thème dont on écrit et à quoi l’on pense. L’implication de la mort dans la vie et vice-versa apparaît constamment chez lui. Il glorifie le prénatal et le post mortem comme lieux où l’on peut exister heureusement ; la vie, par contre, n’est qu’une répétition funèbre : « ma vie…finira le jour de son commencement » (« my life harrying fleeing / to its beginning to its end »), il écrit ici. Encore il fait confondre les paires strictement nommées. La vie finit en même temps qu’elle commence ; son début est sa fin – sa fin, son début. De quoi on entend une double signification : à la naissance, on meurt puisqu’on entre dans la vie qui n’est que la répétition ; à la mort, par contre, la vie commence. Comme à la fin de L’Innommable, « il faut continuer, je vais continuer » et le texte termine pendant que le narrateur continue. Beckett présente dans ses poèmes, avec un simple appariement des mots simples, un des grands thèmes de la littérature. Les narratifs des poèmes parlent vaguement de la mortalité, à travers les métaphores des cycles de la nature, par exemple. Pourtant le fait de les entrelacer avec un lexique qui incarne cet appariement inextricable est plus puissant ; les mots d’opposition et d’association sont la matière de construction pour les poèmes. Ce lexique double se dédouble dans une deuxième version du poème ; ainsi l’appariement des deux matières pour signifier cet aspect du double dans toutes choses, la vie comprise (et la poésie aussi), se fait en deux langues et entre deux langues.

Toutes les autres paires concernent le temps et l’opposition avec l’espace (sand flowing – receding mist ; jour – temps ; galet – dune ; ma vie – moi). Voici un autre thème classique.

Deux images parfaites pour incarner cette comparaison sont de la paire sable qui glisse / sand flowing – brume qui recule / receding mist. Si on prend l’image du sable glissant sur un petit echelle, on voit la sable du sablier qui mesure le temps avec l’espace. Combien de grains en reste ? et Est-il plein ou vide ? on se demande en regardant le « temps » couler du haut en bas. Pareillement, l’image de la brume reculante implique le temps – l’arrivé du jour, de la chaleur – à travers l’espace – elle recule dans le distance pendant que le temps s’écoule. La brume qui s’en va dans l’espace devient l’image de l’évanescente, l’image du temps passé.

La paire jour – temps ne s’oppose pas, mais forme une relation métonymique qui regarde le temps. Un jour, une durée précise, mesure contre le temps entier, dont il fait partie.

L’opposition du galet et la dune forme l’image orienteuse du poème entier. L’image d’érosion et son mouvement interminablement lent et circulaire, entre le galet et un grain de sable dans une dune, est typique de l’imagerie cyclique chez Beckett. Le mouvement entre les deux états est à travers le temps et l’espace. On parle souvent de l’image d’érosion dans les termes du temps que prend un galet pour se détériorer en sable. Mais on parle aussi dans les termes de l’espace que traverse la terre – les centaines de kilomètres entre les montagnes et la mer, emportées par la pluie (« la pluie d’été »). C’est aussi l’opposition entre le singulier, le seul galet, et le pluriel, les milliers de grains dont un seul galet fera partie. Ici, encore, on voit la relation inséparable entre l’ensemble et le constituant qui gouverne l’étude de l’œuvre et les poèmes simultanément. Ce mouvement de décomposition et déplacement entre le galet et la dune illustre le cycle temporel et matériel que fait la vie entre le non-être prénatal, la vie, et puis la revenir à l’état post mortem.

L’appariement de ma vie et moi indique une comparaison métaphorique fait par le narrateur qui indique encore une association entre le temps et l’espace. Dans le poème il pleut premièrement sur sa vie, et puis sur lui ; dans la réalité vécue, il pleut (sur soi) et puis on se sent comme s’il pleuvait métaphoriquement sur toute sa vie. La vie, usuellement prise comme continuum temporel qui commence et finit sur les moments précis, oppose le soi dont la pluie mouille, une forme spatiale qui existe même après que la vie s’éteint.

Cette opposition intrapoétique présente dans les deux versions (on my life / on me) se trouve doublement comme opposition interpoétique. Une version présente le côté du temps et l’autre l’espace. La plus grande différence lexique entre les deux versions c’est l’utilisation du temps en français et space en anglais. Aussi, le français ajoute la phrase « cher instant » qui s’applique à « le temps d’une porte / qui s’ouvre et se referme » que le narrateur vivra – à juste titre, un instant. L’anglais, par contre, donne une lecture spatiale : « my peace is there » il précise avec un mot spatial qui peut parallèlement faire référence à « the space of a door / that opens and shuts » qu’il vivra. L’un vivra un temps, et l’autre un espace.

Bien que le temps et l’espace s’opposent, Beckett trouve des moyens à les unir. À la deuxième lecture, on trouve un mot ou deux qui fait mêler les divisions nettes. Dans la version française, le « temps » est opposé par la vision de l’instant comme s’il existait dans l’espace (« je te vois / dans… »), et par l’utilisation du mot indistinct « où » (au lieu de « quand ») qui s’applique au temps et l’espace à la fois. Pareillement, la version anglaise, définie comme spatiale, fait référence au temps avec le mot « when », le « quand » cherché de la version française (dans le texte « où »). Ainsi, comme dans le premier poème, l’appellation d’un côté et l’autre vitement se défait en se confondant. Les paires chez Beckett, comme on a vu, sont au début autres, et puis, on se rend compte, elles sont pareilles. Le temps et l’espace, donc, pour Beckett, deviennent interchangeables comme s’ils étaient écrits dans un dictionnaire bilingue. Un tel détournement de la langue ouvre l’interprétation ; chez Beckett ce détournement devient figure. Voici les pairs lexiques, qui font parallèles à la paire linguistique et la paire anglais-français, font signifier le bilinguisme sur un niveau littéraire, non pas seulement linguistique.


Le basculement l’entre eux

Comme le mouvement éternel entre le galet et le grain du sable dans la dune, le basculement entre les deux côtés de la paire est nécessaire et naturel. C’est souvent ce mouvement qui fait le lien entre la paire. Comme les yeux qui saute de l’un page à celui d’en face, construisant un chemin méandreux d’un mot à l’autre, le basculement continuel est une conséquence de l’appariement.

Le va-et-vient entre les deux côtés est si naturel que l’inspiration et expiration du souffle, si incessant que des vagues sur le
rivage, et si contrôlé que la convulsion cardiaque dans le battement du coeur. Les forces d’érosion, du décomposition, et de l’amassement dans la construction de la dune, sont tous des forces destructrice et constructrice de la nature. C’est cette force qui guide le mouvement de la terre et des êtres.

La première strophe de je suis ce cours de sable qui glisse raconte le procédé cyclique de la nature : on suit le sable et le narrateur à travers un cours tordu. Le narrateur (je) se lie avec le cours dans mouvement de suivre le chemin du sable et aussi d’être lui-même le cours du sable. Ainsi, la vie d’un être prend le même chemin du sable sur son cours d’érosion. Comme un grain de terre qui commence en galet dans les montagnes et finit en sable dans les dunes à côté de la mer pour être enterré et éventuellement reformé en rocher souterrain, la vie prend un chemin également circulaire. Le galet serait l’équivalent de la mort, par exemple, et le sable actif et glissant, la vie. On commence et finit tous dans la non-existence, la mort du galet avant que l’on soit activé par la vie, et finalement laissé pour se transformer encore en galet. Ce cours circulaire est supporté par « la pluie d’été » qui fait référence aux saisons, un autre cycle naturel.

Ce basculement naturel est dessiné pittoresquement dans le poème Dieppe :

"Dieppe
encore le dernier reflux
le galet mort
le demi-tour puis les pas
vers les vieilles lumières"

"Dieppe
again the last ebb
the dead shingle
the turning then the steps
towards the lights of old"

Ce poème donne l’image d’un cercle qui se dessine en sens inverse. Le mouvement « vers les vielles lumières » est à la fois vers quelque chose du vivant – la lumière, le soleil, la ville – et du vieux, familier, et stagnant – les vielles « lights of old » suggèrent un passé longtemps connu. Cette opposition entre la lumière et l’âge est pareille à l’opposition du nouveau et le vieux de la première phrase « encore le dernier ». Ces oppositions ne forment pas seulement des paires intéressants, mais ils sont aussi des destinations des mouvements balançoire. Le mouvement « vers les vieilles lumières » est habituel, même circulaire ; la destination est également le point d’origine (ainsi « les vieilles »). Le « demi-tour » fait par le personnage est le mouvement clef du poème, le début d’un basculement entre point A (les lumières, la ville) et point B (le reflux et le galet, la mer) – le premier retour à point A. Pour intensifier le basculement, on a l’image du reflux au début du poème qui puis le gouverne. Comme « le dernier reflux » qui n’est sûrement pas le dernier, le personnage se dirige vers les lumières si régulièrement que la marée monte. Comme un pèlerinage à la mort, ce poème présente le silence dans l’image de la mer qui recule pour exposer le galet mort.

L’image du galet encore apparaît, une image fréquentée chez Beckett : Molloy suce des galets, les déplaçant de l’un poche à l’autre comme la nature qui les fait ambuler. Le galet est justement l’image de la mort ; non pas la mort douloureuse d’après vie, mais la mort stable et silencieuse de non-être. Le galet n’est pas mort, comme il n’a jamais vécu, mais ce qui calme, c’est qu’il n’est pas vivant.

L’imagerie et le vocabulaire de l’individu dans la nature continue dans le poème que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions qui évoque le ciel et la mer :

"que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours ver l’amour
sans ce ciel qui s’élève
sur la poussière de ses lests

que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd’hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi"

"what would I do without this world faceless incurious
where to be lasts but an instant where every instant
spills in the void the ignorance of having been
without this wave where in the end
body and shadow together are engulfed
what would I do without this silence where the murmurs die
the pantings the frenzies towards succour towards love
without this sky that soars
above its ballast dust

what would I do what I did yesterday and the day before
peering out of my deadlight looking for another
wandering like me eddying far from all the living
in a convulsive space
among the voices voiceless
that throng my hiddenness"

Dans la deuxième strophe la locale de l’individu est montrée : « regardant par mon hublot » « eddying » suggère l’image de lui dans le ballast d’un bateau en surveillant le paysage aquatique pour une trace de la vie. Voilà le personnage, emporté par la marée, se balançant sur les vagues.

Encore, comme dans Dieppe, l’image de la mer destructrice s’associe à la mort – ou plutôt à la non-existence. Même dans cette locale de non-vie il y a toujours un sens de basculement, gouverné par le mouvement balançoire des vagues. Comme la crête et le creux d’une vague, les éléments du poème chicanent entre l’existence et non-existence. La première strophe est narrée comme si « ce monde » est là ; seulement il se pose la question de ce qu’il ferait sans le monde, et sans le silence. Mais, dans la deuxième strophe, il dit « je ferais comme hier comme aujourd’hui », ce qui suggère qu’il est déjà sans monde et sans silence. Le temps aussi disparaît dans ce manière dans les lignes deux et trois : « chaque instant / verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été ». La métaphore de l’oublier est encore dans l’eau de la vague. L’instant verse / spills, comme de l’eau, dans la vide, comme le creux de la vague. La vague destructrice apparaît encore en anglais : « this wave where in the end / body and shadow together are engulfed ». Ici l’image est d’une vague qui engouffre le corps et l’ombre dans un éclaboussement. L’onde (au lieu de vague) de la version française donne plus clairement de l’image d’un basculement de haut en bas, entre l’existence du dessus et le non-existence du dessous. Beckett a clairement choisi ses mots pour leurs sons spécifiques : wave prend le son du w répété dans l’ensemble du poème (« what would I do without… ») et de la fin de shadow, pendant qu’onde résonne avec le o de corps et ombre. Encore le creux de la vague apparaît dans la disparition des voix qui tombent dedans : « silence gouffre des murmures ». Ces choses ont disparu comme dans le creux et réapparaîtront plus tard sur le crête, comme tout choses dans le mouvement cyclique de la nature.

Voici, l’espace pantin, le "convulsive space" de la nature qui gouverne le mouvement infiniment circulaire ou ondulatoire entre les opposés présents, souvent ceux d’être et non-être. Le poème se construit comme son propre lecture : l’ondulation d’une version à l’autre pour trouver que ce qui est là sur un côté disparaît sur l’autre. Ainsi le basculement continue entre les paires et entre les pages.


Glissement

Quoique les deux côtés sont si différents, avec un basculement si actif entre les paires, souvent, ils se confondent. L’onde se renverse et la vague est vue dessous de l’eau, tout en basculant entre ces visions. Au lieu de changer nettement entre A et B, comme on lirait la version anglaise et puis la version française, sans les confondre, Beckett fait glisser les paires et les sens, souvent opposés, jusqu’au point qu’ils deviennent interchangeables. Le glissement du sens et du son est simultané ; comme Beckett a écrit lui-même, « forme est contenu ». L’utilisation des jeux de mots et des allitérations est extrêmement fréquente chez lui et il s’en sert ironiquement pour relier les sens contraires des paires déjà établis.

L’allitération, utilisée sans cesse, relie les paires formellement pendant qu’ils signifient des contraires. Cependant, après une alliance formelle, l’alliance significative n’est pas loin. Comme le sable glissant, les mots commencent à se suivre comme s’il était naturel et logique. Déjà dans la ligne « je suis ce cours de sable qui glisse », le son du s fait glisser les mots tous ensemble. Surtout suis et glisse, qui partage un son voyelle aussi, se font parallèles. C’est évident, chez Beckett être n’est rien plus que glisser entre plusieurs identités. Pour glisser à l’autre version, on entend, exprimé dans une rime, la conclusion que la paix arrive avec l’arrêt du mouvement. L’approchement de peace et cease dans les lignes six et sept est si fort que l’on n’a même pas besoin du reste des lignes pour comprendre le sens. Encore, le non-être se présent comme condition désiré. Il veut arrêter de fouler les seuils, les espaces de transition qui glisse eux-mêmes (« seuils mouvants ») et construire un espace fixe et limitée dont les deux côtés sont clairement distingués. Donc, la porte, la seule image du synthétique organise le glissement dans deux seules positions différentes, ouvert et fermé, dont il n’y a pas même d’allitération (ouvre – referme, open – shut). Ainsi, l’allitération se présente également dans la relation formelle des mots et le contenu de l’ensemble du poème.

Une autre manière de rapprocher les doubles c’est le jeu de mots ou le double entendre. Donner une séquence des mots un double sens est compliqué, mais donner une séquence des mots deux sens opposés est encore plus considérable et signifiant. Le poème que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions, déjà un chef d’œuvre d’allitération contient une telle phrase à la fin de la première strophe : « sans ce ciel qui s’élève / sur la poussière de ses lests ». En addition aux huit répétitions du son s, il y a un double entendre avec ses lests et céleste. Une lecture donne l’image du ciel paradisiaque qui transcende et contraste nettement le monde d’ici-bas qui est les lests d’en haut, les imperfections rejetées et minuscules comme la poussière. Pourtant, l’autre lecture donne l’opposé : la poussière d’ici-bas est si célestiel que le ciel au-dessus. Mais, comme les deux significations sont compressées dans un seul texte, le glissement se fait entre les significations sans limite. Le lecteur entend les deux en même temps et donc ne peut pas identifier la signification dans un sens ou l’autre. Ainsi, ce que signifie la phrase est laissé pleinement ouverte pour signifier les deux à la fois. Les lests du ciel, quoiqu’ils soient comparés à la poussière, sont forcément célestes, venant d’au-delà. Il donne à entendre également l’infériorité du monde terrestre dans la version anglaise : « this sky that soars / above its ballast dust » fait entendre doublement « sores » et « last dust ». Un ciel qui se fait mal (sore) en regardant le monde, est certainement l’opposé de l’image céleste d’un « sky that soars ». Et la dernière poussière (last dust) comme si les pouvoirs devins ont laissé le monde qui fait mal tout seul pour le bon. Dans une simple tournure de phrase, les poids terrestres glissent à l’élévation céleste et le ciel se trouve pesé par ses lestes mondaines.

Un autre glissement du sens entre opposés se fait dans hors crâne seul dedans. Un poème dont l’action principale est voir « quelque chose », celui-ci est pleine d’images de l’œil. Une phrase qui apparaît est « l’œil à l’alarme infime » qui glisse dans l’oreille à « l’œil à la larme infime ». En même temps qu’un alarme infime normalement n’évoque pas les larmes, ici il donne à entendre que l’alarme infime fait pleurer. L’image d’une larme infime est terminée par l’action d’ouvrir l’œil comme pour retenir la larme et puis clignoter pour la laisser tomber : « l’œil à l’alarme infime / s’ouvre bée se rescelle / n’y ayant plus rien ».

Ce que dédouble le nombre des glissements significatifs est le manque habituel de la ponctuation dans la poésie de Beckett. Sans ponctuation, les mots sont libres de l’intention, et peuvent s’activer et se mêler sans les limites imposés par la ponctuation. Beckett paraît écrire que pour créer le double entendre et poser la question sans réponse. L’ambiguïté règne dans une œuvre poétique sans ponctuation et sans majuscules. Ces glissements du sens unissent parfaitement l’ambiguïté de la signification et la dualité comprise dans les paires fréquentées chez Beckett.

Parfois les langues même se confondent et un glissement linguistique chatouille l’oreille du lecteur bilingue. Surtout, en lisant les poèmes côte à côte, une version commence à signifier l’autre au lieu de signifier le propre sens des mots. Parfois, Beckett utilise des cognats qui, courants dans une langue, font un peu bizarre dans l’autre. Par exemple, dans que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions, le « vers le secours vers l’amour » est joliment sonore et simple en français. Cependant, la version anglaise devient seulement l’ombre du français : « towards succour towards love ». Quoique succour signifie la même chose que secours, succour n’est pas du tout de la langue courante et ne fait pas de sonorité non plus. Succour est seulement un appel à la version française. Pareillement, une traduction en anglais à la française se présente dans ce court poème :

"je voudrais que mon amour meure
qu’il pleuve sur le cimetière
et les ruelle où je vais
pleurant celle qui crut m’aimer"

"I would like my love to die
and the rain to be raining on the graveyard
and on me walking the streets
mourning her who thought she loved me"

La dernière ligne en anglais fait encore référence au français ; cette ligne, et surtout « her who thought », est assez maladroit en anglais. Le français, par contre est génial : les deux dernières lignes font un parallèle sonore parfait (ruelle - celle, où - crut, vais - aimer). En plus, la syntaxe « celle qui crut » est naturelle en français.

On ne dira pas que Beckett s’est mal traduit. Les poèmes devront fonctionner ensemble dès le début et donc le bravo d’une version sur l’autre n’est jamais perdu ; par contre, elle est toujours à la portée de l’œil ou l’oreille. On prendra cette maladresse de la traduction comme rappel au bilinguisme inhérent de sa poésie.
Comme une signification ne peut pas être restreinte par la simple définition d’un mot, les versions aussi ne doivent pas se restreindre à leurs propres langues et leurs propres dictionnaires. Par contre, le sens des mots peut glisser partout, dans une langue et dans l’autre.


Le dialogue autocorrectif

Le glissement du sens prépare le champ poétique pour les questions du modernisme : les mots au-delà des définitions, les significations qui s’opposent et s’accordent, et l’impossibilité de dire si une porte est ouverte ou fermée. Souvent pris par les littéraires comme le dernier moderniste, Beckett fait preuve à cette appellation avec son utilisation d’une autocorrection hyper consciente, la figure de la conscience du glissement. Ses narrateurs, toujours ayant des voix singulières et des paroles parlées, se corrigent, se font des commentaires, et se dialoguent. L’absence d’une parole certaine renforce le mouvement balançoire qui se présente simultanément en contenu variant et en forme dialogué.

Le dialogue, l’élément qui implique deux voix ou une multiplicité d’une seule, se présente comme simple question et réponse en Something there, la version anglaise de hors crâne, seul dedans. Cependant, il est seulement en anglais que cette forme de dialogue apparaît. Ce poème présente les versions les plus divergentes. Voici les deux versions :

"hors crâne seul dedans
quelque part quelquefois
comme quelque chose

crâne abri dernier
pris dans le dehors
tel Bocca dans la glace

l’œil à l’alarme infime
s’ouvre et se rescelle
n’y ayant plus rien

ainsi quelquefois
comme quelque chose
de la vie pas forcément"

"something there
where
out there
out where
outside what
the head what else
something there somewhere outside
the head

at the faint sound so brief
it is gone and the whole globe
not yet bare
the eye
opens wide
wide
till in the end
nothing more
shutters it again

so the odd time
out there
somewhere out there
like as if
as if
something
not life necessarily"

L’échange entre les deux voix dans something there, l’une qui interroge et l’autre qui répond en alternant les premiers sept lignes, écho l’échange entre les langues. L’une fait appelle à l’autre, ensemble elles forment un dialogue, mais jamais elles trouvent une réponse conclusive.

La voix qui interroge, en demandant where? et what? n’arrive pas à en tirer une réponse claire. La réponse de la première question « where » n’est pas beaucoup plus qu’une répétition de la première ligne. Le « there » de ligne un est le mot que la questionne veut faire préciser. Les réponses sont vagues : « out there » « outside ». Comme la demande à l’autre version ne fait que poser plus de questions, les réponses ici ne font que brouiller le sens. Le dernier échange, « outside / what / the head what else » est le plus confus. Ce n’est pas clair si le « what » demande de quoi est la chose dehors, ou s’il demande qu’est-ce que la chose – outside of what ? ou bien what is outside ?. La réponse est, conséquemment, également confuse : elle répond bien au deux sens de la question. Le crâne est à la fois le dedans dont le narrateur voit quelque chose dehors, et la chose dehors. Encore un glissement du sens se fait sur cet échange. Le « what else » est ainsi un renvoie ironique au clarté supposé. L’évidence suggérée par cet addendum moqueur on peut tordre pour signifier l’évidence de l’obscurité du dialogue. Le dialogue moderne ne se fait plus pour trouver la réponse idéale et socratique, mais pour rouler dans la question et l’hypothèse.

Après cette première strophe, le narrateur abandonne le dialogue en deux voix mais le continue avec une seule dans le dernière strophe. Il se répète comme pour répondre aux questions qu’il imagine se poser. On peut pratiquement insérer les trois questions de la première strophe dans la dernière pour reconstruire un dialogue interne : « so the odd time / [where] out there / [out where] somewhere out there / [what] like as if / as if / something… » Le dialogue des deux voix transforme en autocorrection avec l’enlèvement physique de l’autre voix qui est toujours impliqué même sans mots. La voix du dernière strophe précise constamment ce qu’il dit – « out there / somewhere out there » – sans être questionner par une deuxième.

Comme quand on regard l’autre version pour peut-être voir ce que l’auteur voulait dire et l’on rencontre quelque chose du complètement bizarre qui s’aligne pas même à l’autre. Ce que l’on trouve correspond vaguement à la question, mais donne trop de réponses, trop d’options. Le dialogue entre les poèmes ne précise pas ; elles dialoguent sur un sujet (le poème) mais sans donner une réponse. Beckett écrit dans l’âge où l’on a dépassé la réponse correcte ; elle se fragmente en plusieurs et ces morceaux interviennent tous.


À la recherche d’un discours : « what » is the word

Le dialogue sans conclusion devient une conclusion chez Beckett. Dans les poèmes, on voit plus précisément comment les mots, tendant pour un sens attendu, restent dans l’incertain ; les mots polysémiques forment la réponse, mais la question continue d’être demandée. La question même devient le poème, comme dans le cas de Comment dire / What is the word. Le manque de stabilité vu dans le dialogue se distille dans la forme d’une question qui devient son propre réponse. Le poème est donc un discours, autour d’un sujet, mais sans fin et sans conclusion.

Écrit dans le même style autocorrectif de Something there, Comment dire / What is the word consiste d’une tentative à former une phrase claire qui répond à toutes questions. Une phrase se construit petit à petit à travers les cinquante (version française) ou cinquante-quatre lignes (version anglaise) du poème. Il se forme, se corrigent, et se répète. L’interjection habituelle (plus qu’une fois toutes les 10 lignes) « comment dire – » / « what is the word – » interrompe le procédé des pensées pour poser la question à laquelle la voix ne peut pas répondre précisément. Les lignes de « comment dire – » forment un côté de la paire dans ce poème qui bascule entre la phrase naissante et la question sur ce qui est dit, similaire au dialogue de Something there. La phrase construite, mais jamais écrite dans son ensemble sans interruptions, est : « folie, vu tout ce ceci-ci, que de vouloir croire entrevoir, loin là là-bas à peine – (quoi) ». Toujours incomplète, la phrase manque d’un mot – celui qui est remplacé par « quoi » – qui préciserait ce qui est vu. Voici encore l’acte de perception est mise en abîme poétique. Similaire à la « quelque chose / de la vie pas forcément » vue dans hors crâne seul dedans, ce « quoi » est également ambiguë. Cependant, comme dans ce premier poème, l’important n’est pas définir l’objet du regard mais définir le regard même. C’est ce regard qui forme le discours du poème.
Voici les premières et dernières lignes de ce long poème :

"Comment dire
folie –
folie que de –
que de –
comment dire –

folie que de voir quoi –
entrevoir –
croire entrevoir –
vouloir croire entrevoir –
loin là là-bas à peine quoi –
folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi –
quoi –
comment dire –

comment dire"

"What is the word
folly -
folly for to -
for to -
what is the word -

folly for to see what -
glimpse -
seem to glimpse -
need to seem to glimpse -
afaint afar away over there what -
folly for to need to seem to glimpse afaint afar away over there what -
what -
what is the word -

what is the word"

Le jeu de langage dans ce poème est extrêmement maîtrisé. L’allitération et l’assonance sont aussi intégrales que l’on dirait que les mots ont été choisis strictement pour leur son. Des passages comme « vouloir croire entrevoir » et « afaint afar away », quoique excessives (pourquoi ne pas dire simplement « voir » et « far » ?), révèlent dans la sonorité. Tout le poème est une série des mots sonore qui veulent dire rien du précis. En fait, c’est souvent les phrases avec le moins de précision significative qui sont linguistiquement les plus passionnantes. Par exemple, la phrase « ce ceci-ci » essaie à répondre aux demandes du précision – ce n’est pas simplement « ce » (ligne 10), ni « ceci » (ligne 12), ni même « ce ceci » (ligne 13) ou « ceci-ci » (ligne 14). Le narrateur se corrige jusqu’à ce qu’il ne puisse plus préciser. Cependant, toutes ces variations indiquent la même chose – « ce » – et cette chose n’est pas définie. Alors, pendant que le contenu (dire le signifié) reste pareil, la forme transmute dans une multiplicité de figures, utilisant tout signifiants possible. Ainsi, au lieu d’être un moyen de nommer, le poème est seulement discours. L’important n’est pas ce qui est signifié, mais comment il est signifié.

Dans ce poème, les mots signifiants sont « quoi » et « comment dire ». La répétition du « quoi », qui signifie la chose vue, fait que le mot est beaucoup plus familier au lecteur que son référent. Trois fois, le mot « quoi » reçoit sa propre ligne dans le poème. L’isolation du mot montre son autonomie ; « quoi » n’a pas besoin d’être relié avec un sens ni avec autres mots. « Quoi » devient comme l’objet cherché dans le poème. Le signifiant devient signifié, la forme devient contenu, et la langue le sujet du poème.

Dans ce poème, la question et la réponse « ensemble s’engloutissent » : les deux côtés autres du dialogue sont, à la fin, pareils. Les deux versions sont titrées et terminées avec la même phrase, celle qui est répétée huit fois dans le poème. « What is the word » le titre demande. Encore dans un glissement classique beckettien, ce titre double comme réponse, et « the word » est relevé dès le début. « Comment dire », l’expression française, demande également une réponse de sa position titulaire. Dans chacune des deux langues, cette questionne double comme réplique. En même temps que « the word » est la chose en question – le « quoi » innommable – il est également la seule chose du concret dans le poème. Ce poème, proposé comme une grande question, est dans un sens une hésitation. Les tirets après chaque ligne suggèrent une interruption, signifient que la phrase n’est pas finie. C’est seulement à la fin que les tirets disparaissent pour la dernière ligne. Cette ligne, isolée dans sa propre strophe et sans tiret, donc se lit formellement comme réponse au questionnement de la première strophe. Le what is the word [ ?] du premier partie se transforme, après une telle répétition, en what is the word. Le mot est « quoi » lui-même, le mot d’interrogation, le mot qu’il a déjà utilisé pour décrire la chose, le mot qui ne signifie que le vouloir de signifier. Pareillement, le français termine avec une réponse : « comment dire – / comment dire ». Ici, l’emphase est sur l’acte de dire. La réponse à la question comment dire ? est comment dire. La phrase cherchée, le mot raté ne se trouve pas dans la signification, mais comment on le signifie verbalement, comment il est prononcé. L’important n’est pas le contenu, mais la forme. Une fois que l’on a la forme, le comment, le contenu (la réponse de "comment dire ?") la suit naturellement. Ainsi, ce poème achève son propre but : il précise comment on dit des choses.

On bégaye, on se corrige, on rime, on ne termine pas les phrases, on le dit en deux langues : voilà comment on dit. Le but du langage chez Beckett n’est plus de signifier autre chose, mais de se signifier, de mettre en question la langue même.
Pour cette raison, le bilinguisme des poèmes n’empêche pas leur signification par doubleté. Par contre, le bilinguisme fonctionne comme figure poétique et philosophique qui montre comment marche la langue. Chez Beckett, le langage, seul à exister, est la question et la réponse. La forme et les sons dominent ; le sens vient seulement à travers la matérialité des mots, leur dualité, leurs glissements, leur imprécision. Le sens vient dans la simple utilisation des mots et dans le discours sans but autre que d’exercer la langue.

Les voix chez Beckett utilisent la langue pas pour trouver le bon mot, « the word », mais pour épuiser toutes les possibilités qui l’entourent. Il s’en sert de la langue malgré l’impossibilité de préciser avec. C’est la profondeur des mots dans leur son et multiples significations, non pas leur capacité de préciser la surface d’un objet, qui intéresse Beckett. Ainsi, le bilinguisme, l’ouverture du langage dans un double sens, devient juste une autre figure d’interpréter, un thème beckettien. C’est un aspect formel qui présente et ainsi qui signifie une bascule, une recherche, et une multiplicité où la réponse est plus vague et plus signifiante que la question. Dans son bilinguisme choisi, Beckett introduit le thème littéraire suprême, la métalinguistique.

1 comment:

Alexa Garvoille said...

This was written for a course at the Université de Paris 8 entitled "Ecriture dans l'autre langue" with Étienne Dobenesque. I thank him for a wonderful class, but my French is not perfect, and as he said, "Alexa, ton 'autre' français ne va vraiment pas." So, I would appreciate any syntaxical or grammatical corrections and apologize for them in advance.